Cinq Semaines En Ballon Page 12
—Mais, dit le chasseur, comment s'assurer de l'identite de cette riviere et de celle que les voyageurs du nord ont reconnue!
—Nous aurons des preuves certaines, irrecusables, infaillibles, repondit Fergusson, si le vent nous favorise une heure encore. "
Les montagnes se separaient, faisant place a des villages nombreux, a des champs cultives de sesame, de dourrah, de cannes a sucre. Les tribus de ces contrees se montraient agitees, hostiles; elles semblaient plus pres de la colere que de l'adoration; elles pressentaient des etrangers, et non des dieux. Il semblait qu'en remontant aux sources du Nil on vint leur voler quelque chose Le Victoria dut se tenir hors de la portee des mousquets.
Aborder ici sera difficile, dit l'Ecossais.
—Eh bien! repliqua Joe, tant pis pour ces indigenes; nous les priverons du charme de notre conversation.
—Il faut pourtant que je descende, repondit le docteur Fergusson, ne fut-ce qu'un quart d'heure. Sans cela, je ne puis constater les resultats de notre exploration.
—C'est donc indispensable, Samuel?
—Indispensable, et nous descendrons, quand meme nous devrions faire le coup de fusil!
—La chose me va, repondit Kennedy en caressant sa carabine.
—Quand vous voudrez, mon maetre, dit Joe en se preparant au combat.
Ce ne sera pas la premiere fois, repondit le docteur, que l'on aura fait de la science les armes a la main; pareille chose est arrivee a un savant francais, dans les montagnes d'Espagne, quand il mesurait le meridien terrestre.
—Sois tranquille, Samuel, et fie-toi a tes deux gardes du corps.
—Y sommes-nous, Monsieur?
—Pas encore. Nous allons meme nous elever pour saisir la configuration exacte du pays. "
L'hydrogene se dilata, et, en moins de dix minutes, le Victoria planait a une hauteur de deux mille cinq cents pieds au-dessus du sol.
On distinguait de la un inextricable reseau de rivieres que le fleuve recevait dans son lit; il en venait davantage de l'ouest, entre les collines nombreuses, au milieu de campagnes fertiles.
" Nous ne sommes pas a quatre-vingt-dix milles de Gondokoro, dit le docteur en pointant sa tete, et a moins de cinq milles du point atteint par les explorateurs venus du nord. Rapprochons-nous de terre avec precaution. "
Le Victoria s'abaissa de plus de deux mille pieds.
" Maintenant, mes amis, soyez prets a tout hasard.
—Nous sommes prets, repondirent Dick et Joe.
—Bien! "
Le Victoria marcha bientot en suivant le lit du fleuve, et a cent pied peine. Le Nil mesurait cinquante toises en cet endroit, et les indigene s'agitaient tumultueusement dans les villages qui bordaient ses rives. Au deuxieme degre, il forme une cascade a pic de dix pieds de hauteur environ, et par consequent infranchissable.
" Voila bien la cascade indiquee par M. Debono, " s'ecria le docteur.
Le bassin du fleuve s'elargissait, parseme d'eles nombreuses que Samuel Fergusson devorait du regard; il semblait chercher un point de repere qu'il n'apercevait pas encore.
Quelques negres s'etant avances dans une barque au-dessous du ballon, Kennedy les salua d'un coup de fusil, qui, sans les atteindre, les obligea a regagner la rive au plus vite.
" Bon voyage! leur souhaita Joe; a leur place, je ne me hasardera pas a revenir! j'aurais singulierement peur d'un monstre qui lance la foudre a volonte. "
Mais voici que le docteur Fergusson saisit soudain sa lunette et la braqua vers une ele couchee au milieu du fleuve.
Quatre arbres! s'ecria-t-il; voyez, la-bas! "
En effet, quatre arbres isoles s'elevaient a son extremite.
C'est l'ele de Benga! c'est bien elle! ajouta-t-il.
—Eh bien, apres? demanda Dick.
—C'est la que nous descendrons, s'il plaet a Dieu!
—Mais elle paraet habitee, Monsieur Samuel!
—Joe a raison; si je ne me trompe, voila un rassemblement d'une vingtaine d'indigenes.
—Nous les mettrons en fuite; cela ne sera pas difficile, repondit Fergusson.
—Va comme il est dit, " repliqua le chasseur.
Le soleil etait au zenith. Le Victoria se rapprocha de l'ele.
Les negres, appartenant a la tribu de Makado, pousserent des cris energiques. L'un d'eux agitait en l'air son chapeau d'ecorce. Kennedy le prit pour point de mire, fit feu, et le chapeau vola en eclats.
Ce fut une deroute generale. Les indigenes se precipiterent dans le fleuve et le traverserent a la nage; des deux rives, il vint une grele de balles et une pluie de fleches, mais sans danger pour l'aerostat dont l'ancre avait mordu une fissure de roc. Joe se laissa couler a terre.
" L'echelle! s'ecria le docteur. Suis-moi, Kennedy
—Que veux-tu faire?
—Descendons; il me faut un temoin.
—Me voici.
—Joe, fais bonne garde.
—Soyez tranquille, Monsieur, je reponds de tout.
" Viens, Dick! " dit le docteur en mettant pied a terre.
Il entraena son compagnon vers un groupe de rochers qui se dressaient a la pointe de l'ele; la, il chercha quelque temps, fureta dans les broussailles, et se mit les mains en sang.
Tout d'un coup, il saisit vivement le bras du chasseur.
" Regarde, dit-il.
—Des lettres! " s'ecria Kennedy.
En effet, deux lettres gravees sur le roc apparaissaient dans toute leur nettete. On lisait distinctement:
A. D.
" A. D., reprit le docteur Fergusson! Andrea Debono! La signature meme du voyageur qui a remonte le plus avant le cours du Nil!
—Voila qui est irrecusable, ami Samuel.
—Es-tu convaincu maintenant!
—C'est le Nil! nous n'en pouvons douter. "
Le docteur regarda une derniere fois ces precieuses initiales, dont il prit exactement la forme et les dimensions.
" Et maintenant, dit-il, au ballon!
—Vite alors, car voici quelques indigenes qui se preparent a repasser le fleuve.
—Peu nous importe maintenant! Que le vent nous pousse dans le nord pendant quelques heures, nous atteindrons Gondokoro, et nous presserons la main de nos compatriotes! "
Dix minutes apres, le Victoria s'enlevait majestueusement, pendant que le docteur Fergusson, en signe de succes, deployait le pavillon aux armes d'Angleterre.
CHAPITRE XIX
Le Nil.—La Montagne tremblante.—Souvenir du pays.—Les recits des Arahes.—Les Nyam-Nyam.—Reflexions sensees de Joe.—Le Victoria court des bordees.—Les ascensions aerostatiques.—Madame Blanchard.
Quelle est notre direction? demanda Kennedy en voyant son ami consulter la boussole.
—Nord-nord-ouest.
—Diable! mais ce n'est pas le nord, cela!
—Non, Dick, et je crois que nous aurons de la peine a gagner Gondokoro; je le regrette, mais enfin nous avons relie les explorations de l'est a celles du nord; il ne faut pas se plaindre."
Le Victoria s'eloignait peu a peu du Nil.
" Un dernier regard, fit le docteur, a cette infranchissable latitude que les plus intrepides voyageurs n'ont jamais pu depasser! Voila bien ces intraitables tribus signalees par MM. Petherick, d'Arnaud, Miani, et ce jeune voyageur, M. Lejean, auquel nous sommes redevables des meilleurs travaux sur le haut Nil.
—Ainsi, demanda Kennedy, nos decouvertes sont d'accord avec les pressentiments de la science?
—Tout a fait d'accord. Les sources du fleuve Blanc, du Bahr-el-Abiad, sont immergees dans un lac grand comme une mer; c'est la qu'il prend naissance; la poesie y perdra sans doute; on aimait a supposer a ce roi des fleuves une origine celeste; les anciens l'appelaient du nom d'Ocean, et l'on n'etait pas eloigne de croire qu'il decoulait directement du soleil! Mais il faut en rabattre et accepter de temps en temps ce que la science nous enseigne; il n'y aura peut-etre pas toujours des savants, il y aura toujours des poetes.
—On apercoit encore des cataractes, dit Joe.
—Ce sont les cataractes de Makedo, par trois degres de latitude. Rien n'e
st plus exact! Que n'avons-nous pu suivre pendant quelques heures le cours du Nil!
—Et la-bas, devant nous, dit le chasseur, j'apercois le sommet d'une montagne.
—C'est le mont Logwek, la Montagne tremblante des Arabes; toute cette contree a ete visitee par M. Debono, qui la parcourait sous le nom de Latif Effendi. Les tribus voisines du Nil sont ennemies et se font une guerre d'extermination. Vous jugez sans peine des perils, qu'il a du affronter. "
Le vent portait alors le Victoria vers le nord-ouest. Pour eviter le mont Logwek, il fallut chercher un courant plus incline.
" Mes amis, dit le docteur a ses deux compagnons, voici que nous commencons veritablement notre traversee africaine. Jusqu'ici nous avons surtout suivi les traces de nos devanciers. Nous allons nous lancer dans l'inconnu desormais. Le courage ne nous fera pas defaut?
—Jamais, s'ecrierent d'une seule voix Dick et Joe.
—En route donc, et que le ciel nous soit en aide! "
A dix heures du soir, par-dessus des ravins, des forets, des villages disperses, les voyageurs arrivaient au flanc de la Montagne tremblante, dont ils longeaient les rampes adoucies.
En cette memorable journee du 23 avril, pendant une marche de quinze heures, ils avaient, sous l'impulsion d'un vent rapide, parcouru une distance de plus de trois cent quinze milles [Plus de cent vingt-cinq lieues].
Mais cette derniere partie du voyage les avait laisses sous une impression triste. Un silence complet regnait dans la nacelle. Le docteur Fergusson etait-il absorbe par ses decouvertes? Ses deux compagnons songeaient-ils a cette traversee au milieu de regions inconnues? Il y avait de tout cela, sans doute, mele a de plus vifs souvenirs de l'Angleterre et des amis eloignes. Joe seul montrait une insouciante philosophie, trouvant tout naturel que la patrie ne fut pas la du moment qu'elle etait absente; mais il respecta le silence de Samuel Fergusson et de Dick Kennedy.
A dix heures du soir, le Victoria " mouillait " par le travers de la Montagne-Tremblante [La tradition rapporte qu'elle tremble des qu'un musulman y pose le pied]; on prit un repas substantiel, et tous s'endormirent successivement sous la garde de chacun.
Le lendemain, des idees plus sereines revinrent au reveil; il faisait un joli temps, et le vent soufflait du bon cote; un dejeuner, fort egaye par Joe, acheva de remettre les esprits en belle humeur.
La contree parcourue en ce moment est immense; elle confine aux montagnes de la Lune et aux montagnes du Darfour; quelque chose de grand comme l'Europe.
Nous traversons, sans doute, dit le docteur, ce que l'on suppose etre le royaume d'Usoga; des geographes ont pretendu qu'il existait au centre de l'Afrique une vaste depression, un immense lac central. Nous verrons si ce systeme a quelque apparence de verite.
—Mais comment a-t-on pu faire cette supposition? demanda Kennedy.
—Par les recits des Arabes. Ces gens-la sont tres conteurs, trop conteurs peut-etre. Quelques voyageurs, arrives a Kazeh ou aux Grands Lacs, ont vu des esclaves venus des contrees centrales, ils les ont interroges sur leur pays, ils ont reuni un faisceau de ces documents divers, et en ont deduit des systemes. Au fond de tout cela, il y a toujours quelque chose de vrai, et, tu le vois, on ne se trompait pas sur l'origine du Nil.
—Rien de plus juste, repondit Kennedy.
—C'est au moyen de ces documents que des essais de cartes ont ete tentes. Aussi vais-je suivre notre route sur l'une d'elles, et la rectifier au besoin.
—Est-ce que toute cette region est habitee? demanda Joe.
—Sans doute, et mal habitee.
—Je m'en doutais.
—Ces tribus eparses sont comprises sous la denomination generale de Nyam-Nyam, et ce nom n'est autre chose qu'une onomatopee; il reproduit le bruit de la mastication.
—Parfait, dit Joe; nyam! nyam!
—Mon brave Joe, si tu etais la cause immediate de cette onomatopee, tu ne trouverais pas cela parfait.
—Que voulez-vous dire?
—Que ces peuplades sont considerees comme anthropophages.
—Cela est-il certain?
—Tres certain; on avait aussi pretendu que ces indigenes etaient pourvus d'une queue comme de simples quadrupedes; mais on a bientot reconnu que cet appendice appartenait aux peaux de bete dont ils sont revetus.
—Tant pis! une queue est fort agreable pour chasser les moustiques.
—C'est possible, Joe; mais il faut releguer cela au rang des fables, tout comme les tetes de chiens que le voyageur Brun-Rollet attribuait a certaines peuplades.
—Des tetes de chiens? Commode pour aboyer et meme pour etre anthropophage!
—Ce qui est malheureusement avere, c'est la ferocite de ces peuples, tres avides de la chair humaine qu'ils recherchent avec passion.
—Je demande, dit Joe, qu'ils ne se passionnent pas trop pour mon individu.
—Voyez-vous cela! dit le chasseur.
—C'est ainsi, Monsieur Dick. Si jamais je dois etre mange dans un moment de disette, je veux que ce soit a votre profit et a celui de mon maetre! Mais nourrir ces moricauds, fi donc! j'en mourrais de honte!
—Eh bien! mon brave Joe, fit Kennedy, voila qui est entendu, nous comptons sur toi a l'occasion.
—A votre service, Messieurs.
—Joe parle de la sorte, repliqua le docteur, pour que nous prenions soin de lui, en l'engraissant bien.
—Peut-etre! repondit Joe; l'homme est un animal si egoiste! "
Dans l'apres-midi, le ciel se couvrit d'un brouillard chaud qui suintait du sol; l'embrun permettait a peine de distinguer les objets terrestres; aussi, craignant de se heurter contre quelque pic imprevu, le docteur donna vers cinq heures le signal d'arret.
La nuit se passa sans accident, mais il avait fallu redoubler de vigilance par cette profonde obscurite.
La mousson souffla avec une violence extreme pendant la matinee du lendemain; le vent s'engouffrait dans les cavites inferieures du ballon; s'agitait violemment l'appendice par lequel penetraient les tuyaux de dilatation; on dut les assujettir par des cordes, maneuvre dont Joe s'acquitta fort adroitement.
Il constata en meme temps que l'orifice de l'aerostat demeurait hermetiquement ferme.
" Ceci a un a double importance pour nous, dit le docteur Fergusson; nous evitons d'abord la deperdition d'un gaz precieux; ensuite, nous ne laissons point autour de nous une traenee inflammable, a laquelle nous finirions par mettre le feu.
—Ce serait un facheux incident de voyage, dit Joe.
—Est-ce que nous serions precipites a terre? demanda Dick.
—Precipites, non! Le gaz brulerait tranquillement, et nous descendrions peu a peu. Pareil accident est arrive a une aeronaute francaise, madame Blanchard; elle mit le feu a son ballon en lancant des pieces d'artifice, mais elle ne tomba pas, et elle ne se serait pas tuee, sans doute, si sa nacelle ne se fut heurtee a une cheminee, d'ou elle fut jetee a terre.
—Esperons que rien de semblable ne nous arrivera, dit le chasseur; jusqu'ici notre traversee ne me parait pas dangereuse, et je ne vois pas de raison qui nous empeche d'arriver a notre but.
—Je n'en vois pas non plus, mon cher Dick; les accidents, d'ailleurs, ont toujours ete causes par l'imprudence des aeronautes ou par la mauvaise construction de leurs appareils. Cependant, sur plusieurs milliers d'ascensions aerostatiques, on ne compte pas vingt accidents ayant cause la mort. En general, ce sont les atterissements et les departs qui offrent le plus de dangers. Aussi, en pareil cas, ne devons-nous negliger aucune precaution.
—Voici l'heure du dejeuner, dit Joe; nous nous contenterons de viande conservee et de cafe, jusqu'a ce que M. Kennedy ait trouve moyen de nous regaler d'un bon morceau de venaison.
CHAPITRE XX
La bouteille celeste.—Les figuiers-palmiers.—Les " mammoth trees. " L'arbre de guerre.—L'attelage aile.—Combats de deux peuplades.—Massacre.—Intervention divine.
Le vent devenait violent et irregulier. Le Victoria courait de veritables bordees dans les airs. Rejete tantot dans le nord, tantot dans le sud, il ne pouvait rencontrer un souffle constant.
" Nous m
archons tres vite sans avancer beaucoup, dit Kennedy, en remarquant les frequentes oscillations de l'aiguille aimantee,
—Le Victoria file avec une vitesse d'au moins trente lieues a l'heure, dit Samuel Fergusson. Penchez-vous, et voyez comme la campagne disparaet rapidement sous nos pieds. Tenez! cette foret a l'air de se precipiter au-devant de nous!
—La foret est deja devenue une clairiere, repondit le chasseur.
—Et la clairiere un village, riposta Joe, quelques instants plus tard. Voila-t-il des faces de negres assez ebahies!
—C'est bien naturel, repondit le docteur. Les paysans de France, a la premiere apparition des ballons, ont tire dessus, les prenant pour de monstres aeriens; il est donc permis a un negre du Soudan d'ouvrir de grands yeux.
—Ma foi! dit Joe, pendant que le Victoria rasait un village a cent pied du sol, je m'en vais leur jeter une bouteille vide, avec votre permission mon maetre; si elle arrive saine et sauve, ils l'adoreront; si elle se casse ils se feront des talismans avec les morceaux! "
Et, ce disant, il lanca une bouteille, qui ne manqua pas de se briser en mille pieces, tandis que les indigenes se precipitaient dans leurs hutte rondes, en poussant de grands cris.
Un peu plus loin, Kennedy s'ecria:
" Regardez donc cet arbre singulier! il est d'une espece par en haut, et d'une autre par en bas.
—Bon! fit Joe; voila un pays ou les arbres poussent les uns sur les autres.
—C'est tout simplement un tronc de figuier, repondit le docteur, sur lequel il s'est repandu un peu de terre vegetale. Le vent un beau jour y a jete une graine de palmier, et le palmier a pousse comme en plein champ.
—Une fameuse mode, dit Joe, et que j'importerai en Angleterre; cela fera bien dans les parcs de Londres; sans compter que ce serait un moyen de multiplier les arbres a fruit; on aurait des jardins en hauteur; voila qui sera goute de tous les petits proprietaires. "