Le Chateau des Carpathes Page 5
Cependant, comme Nic Deck gardait le silence, il s'en suit que la proposition du pâtour ne fut relevée par personne. Rendre visite au château des Carpathes maintenant qu'il était hanté, qui l'oserait, à moins d'avoir perdu la tête ?... Chacun se découvrait donc les meilleures raisons pour n'en rien faire... Le biró n'était plus d'un âge à se risquer en des chemins si rudes... Le magister avait son école à garder, Jonas, son auberge à surveiller, Frik, ses moutons à paître, les autres paysans, à s'occuper de leurs bestiaux et de leurs foins.
Non ! pas un ne consentirait à se dévouer, répétant à part soi :
« Celui qui aurait l'audace d'aller au burg pourrait bien n'en jamais revenir ! »
A cet instant la porte de l'auberge s'ouvrit brusquement, au grand effroi de l'assistance.
Ce n'était que le docteur Patak, et il eût été difficile de le prendre pour une de ces lamies enchanteresses dont le magister Hermod avait parlé.
Son client étant mort — ce qui faisait honneur à sa perspicacité médicale, sinon à son talent —, le docteur Patak était accouru à la réunion du Roi Mathias.
« Enfin, le voilà ! » s'écria maître Koltz.
Le docteur Patak se dépêcha de distribuer des poignées de main à tout le monde, comme il eût distribué des drogues, et, d'un ton passablement ironique, il s'écria :
« Alors, les amis, c'est toujours le burg... le burg du Chort, qui vous occupe !... Oh ! les poltrons !... Mais s'il veut fumer, ce vieux château, laissez-le fumer !... Est-ce que notre savant Hermod ne fume pas, lui, et toute la journée ?... Vraiment, le pays est tout pâle d'épouvante !... je n'ai entendu parler que de cela durant mes visites !... Les revenants ont fait du feu là-bas ?... Et pourquoi pas, s'ils sont enrhumés du cerveau !... Il paraît qu'il gèle au mois de mai dans les chambres du donjon... A moins qu'on ne s'y occupe à cuire du pain pour l'autre monde !... Eh ! il faut bien se nourrir là-haut, s'il est vrai qu'on ressuscite !... Ce sont peut-être les boulangers du ciel, qui sont venus faire une fournée... »
Et pour finir, une série de plaisanteries, extrêmement peu goûtées des gens de Werst, et que le docteur Patak débitait avec une incroyable jactance.
On le laissa dire.
Et alors le biró de lui demander :
« Ainsi, docteur, vous n'attachez aucune importance à ce qui se passe au burg ?...
— Aucune, maître Koltz.
— Est-ce que vous n'avez pas dit que vous seriez prêt à vous y rendre... si l'on vous en défiait ?...
— Moi ?... répondit l'ancien infirmier, non sans laisser percer un certain ennui de ce qu'on lui rappelait ses paroles.
— Voyons... Ne l'avez-vous pas dit et répété ? reprit le magister en insistant.
. je l'ai dit... sans doute... et vraiment... s'il ne s'agit que de le répéter...
— Il s'agit de le faire, dit Hermod.
— De le faire ?...
— Oui... et, au lieu de vous en défier... nous nous contentons de vous en prier, ajouta maître Koltz.
— Vous comprenez... mes amis... certainement... une telle proposition...
— Eh bien, puisque vous hésitez, s'écria le cabaretier, nous ne vous en prions pas... nous vous en défions !
— Vous m'en défiez ?...
— Oui, docteur !
— Jonas, vous allez trop loin, reprit le biró. Il ne faut pas défier Patak... Nous savons qu'il est homme de parole... Et ce qu'il a dit qu'il ferait, il le fera... ne fût-ce que pour rendre service au village et à tout le pays.
— Comment, c'est sérieux ?... Vous voulez que j'aille au château des Carpathes ? reprit le docteur, dont la face rubiconde était devenue très pâle.
— Vous ne sauriez vous en dispenser, répondit catégoriquement maître Koltz.
— je vous en prie... mes bons amis... je vous en prie... raisonnons, s'il vous plaît !...
— C'est tout raisonné, répondit Jonas.
— soyez justes... A quoi me servirait d'aller là-bas... et qu'y trouverais-je ?.. quelques braves gens qui se sont réfugiés au burg...et qui ne gênent personne...
— Eh bien, répliqua le magister Hermod, si ce sont de braves gens, vous n'avez rien à craindre de leur part, et ce sera une occasion de leur offrir vos services. — S'ils en avaient besoin, répondit le docteur Patak, s'ils me faisaient demander, je n'hésiterais pas... croyez-le... à me rendre au château. Mais je ne me déplace pas sans être invité, et je ne fais pas gratis mes visites...
— On vous paiera votre dérangement, dit maître Koltz, et à tant l'heure.
— Et qui me le paiera ?...
— Moi... nous... au prix que vous voudrez ! » répondirent la plupart des clients de Jonas.
Visiblement, en dépit de ses constantes fanfaronnades, le docteur était, à tout le moins, aussi poltron que ses compatriotes de Werst. Aussi, après s'être posé en esprit fort, après avoir raillé les légendes du pays, se trouvait-il très embarrassé de refuser le service qu'on lui demandait. Et pourtant, d'aller au château des Carpathes, même si l'on rémunérait son déplacement, cela ne pouvait lui convenir en aucune façon. Il chercha donc à tirer argument de ce que cette visite ne produirait aucun résultat, que le village se couvrirait de ridicule en le déléguant pour explorer le burg... Son argumentation fit long feu.
Voyons, docteur, il me semble que vous n'avez absolument rien à risquer, reprit le magister Hermod, puisque vous ne croyez pas aux esprits...
— Non... je n'y crois pas.
— Or, si ce ne sont pas des esprits qui reviennent au château, ce sont des êtres humains qui s'y sont installés, et vous ferez connaissance avec eux.
Le raisonnement du magister ne manquait pas de logique : il était difficile à rétorquer.
« D'accord, Hermod, répondit le docteur Patak, mais je puis être retenu au burg...
C'est qu'alors vous y aurez été bien reçu, répliqua Jonas.
— Sans doute ; cependant si mon absence se prolongeait, et si quelqu'un avait besoin de moi dans le village...
— Nous nous portons tous à merveille, répondit maître Koltz, et il n'y a plus un seul malade à Werst depuis que votre dernier client a pris son billet pour l'autre monde.
— Parlez franchement... Etes-vous décidé à partir demanda l'aubergiste.
— Ma foi, non ! répliqua le docteur. Oh ! ce n'est point par peur... Vous savez bien que je n'ajoute pas foi à toutes ces sorcelleries... La vérité est que cela me parait absurde, et, je vous le répète, ridicule... Parce qu'une fumée est sortie de la cheminée du donjon... une fumée qui n'est peut-être pas une fumée... Décidément non !... je n'irai pas au château des Carpathes !
— J'irai, moi ! »
C'était le forestier Nic Deck qui venait d'entrer dans la conversation en y jetant ces deux mots.
« Toi... Nic ? s'écria maître Koltz.
— Moi... mais à la condition que Patak m'accompagnera. »
Ceci fut directement envoyé à l'adresse du docteur, qui fit un bond pour se dépêtrer.
« Y penses-tu, forestier ? répliqua-t-il. Moi... t'accompagner ?... Certainement... ce serait une agréable promenade à faire... tous les deux... si elle avait son utilité... et si l'on pouvait s'y hasarder... Voyons, Nic, tu sais bien qu'il n'y a même plus de route pour aller au burg... Nous ne pourrions arriver.
— J'ai dit que j'irais au burg, répondit Nic Deck, et puisque je l'ai dit, j'irai.
— Mais moi... je ne l'ai pas dit !... s'écria le docteur en se débattant, comme si quelqu'un l'eût pris au collet.
— Si... vous l'avez dit... répliqua Jonas.
— Oui !... Oui ! » répondit d'une seule voix l'assistance.
L'ancien infirmier, pressé par les uns et les autres, ne savait comment leur échapper. Ah ! combien il regrettait de s'être si imprudemment engagé par ses rodomontades. Jamais il n'eût imaginé qu'on les prendrait au sérieux, ni qu'on le mettrait en demeure de payer de sa personne... Maintenant, il ne lui est plus possible de s'esquiver, sans devenir la risée de Werst, et tout le
pays du Vulkan l'eût bafoué impitoyablement. Il se décida donc à faire contre fortune bon coeur.
« Allons... puisque vous le voulez, dit-il, j'accompagnerai Nic Deck, quoique cela soit inutile !
Bien... docteur Patak, bien ! s'écrièrent tous les buveurs du Roi Mathias.
Et quand partirons-nous, forestier ? demanda le docteur Patak, en affectant un ton d'indifférence qui ne déguisait que mal sa poltronnerie. — Demain, dans la matinée », répondit Nic Deck. Ces derniers mots furent suivis d'un assez long silence.
Cela indiquait combien l'émotion de maitre Koltz et des autres était réelle. Les verres avaient été vidés, les pots aussi, et, pourtant, personne ne se levait, personne ne songeait à quitter la grande salle, bien qu'il fût tard, ni à regagner son logis. Aussi Jonas pensa-t-il que l'occasion était bonne pour servir une autre tournée de schnaps et de rakiou...
Soudain, une voix se fit entendre assez distinctement au milieu du silence général, et voici les paroles qui furent lentement prononcées :
« Nicolas Deck, ne va pas demain au burg !... N'y va pas !... ou il t'arrivera malheur ! »
Qui s'était exprimé de la sorte ?... D'où venait cette voix que personne ne connaissait et qui semblait sortir d'une bouche invisible ?... Ce ne pouvait être qu'une voix de revenant, une voix surnaturelle, une voix de l'autre monde...
L'épouvante fut au comble. On n'osait pas se regarder, on n'osait pas prononcer une parole...
Le plus brave — c'était évidemment Nic Deck — voulut alors savoir à quoi s'en tenir. Il est certain que c'était dans la salle même que ces paroles avaient été articulées. Et, tout d'abord, le forestier eut le courage de se rapprocher du bahut et de l'ouvrir...
Personne.
Il alla visiter les chambres du rez-de-chaussée, qui donnaient sur la salle...
Personne.
Il poussa la porte de l'auberge, s'avança au-dehors, parcourut la terrasse jusqu'à la grande rue de Werst...
Personne.
Quelques instants après, maître Koltz, le magister Hermod, le docteur Patak, Nic Deck, le berger Frik et les autres avaient quitté l'auberge, laissant le cabaretier Jonas, qui se hâta de clore sa porte à double tour.
Cette nuit-là, comme s'ils eussent été menacés d'une apparition fantastique, les habitants de Werst se barricadèrent solidement dans leurs maisons...
La terreur régnait au village.
V
Le lendemain, Nic Deck et le docteur Patak se préparaient à partir sur les neuf heures du matin. L'intention du forestier était de remonter le col de Vulkan en se dirigeant par le plus court vers le burg suspect.
Après le phénomène de la fumée du donjon, après le phénomène de la voix entendue dans la salle du Roi Mathias, on ne s'étonnera pas que toute la population fût comme affolée. Quelques Tsiganes parlaient déjà d'abandonner le pays. Dans les familles, on ne causait plus que de cela — et à voix basse encore. Allez donc contester qu'il y eût du diable « du Chort » dans cette phrase si menaçante pour le jeune forestier. Ils étaient là, à l'auberge de Jonas, une quinzaine, et des plus dignes d'être crus, qui avaient entendu ces étranges paroles. Prétendre qu'ils avaient été dupes de quelque illusion des sens, cela était insoutenable. Pas de doute à cet égard ; Nic Deck avait été nominativement prévenu qu'il lui arriverait malheur, s'il s'entêtait à son projet d'explorer le château des Carpathes.
Et, pourtant, le jeune forestier se disposait à quitter Werst, et sans y être forcé. En effet, quelque profit que maître Koltz eût à éclaircir le mystère du burg, quelque intérêt que le village eût à savoir ce qui s'y passait, de pressantes démarches avaient été faites pour obtenir de Nic Deck qu'il revînt sur sa parole. Éplorée, désespérée, ses beaux yeux noyés de larmes, Miriota l'avait supplié de ne point s'obstiner à cette aventure. Avant l'avertissement donné par la voix, c'était déjà grave. Après l'avertissement, c'était insensé. Et, à la veille de son mariage, voilà que Nic Deck voulait risquer sa vie dans une pareille tentative, et sa fiancée qui se traînait à ses genoux ne parvenait pas à le. retenir...
Ni les objurgations de ses amis, ni les pleurs de Miriota, n'avaient pu influencer le forestier. D'ailleurs, cela ne surprit personne. On connaissait son caractère indomptable, sa ténacité, disons son entêtement. il avait dit qu'il irait au château des Carpathes, et, rien ne saurait l'en empêcher pas même cette menace qui lui avait été adressée directement. Oui ! il irait au burg, dût-il n'en jamais revenir !
Lorsque l'heure de partir fut arrivée, Nic Deck pressa une dernière fois Miriota sur son coeur, tandis que la pauvre fille se signait du pouce, de l'index et du médius, suivant cette coutume roumaine, qui est un hommage à la Sainte-Trinité.
Et le docteur Patak ?... Eh bien, le docteur Patak, mis en demeure d'accompagner le forestier, avait essayé de se dégager, niais sans succès. Tout ce qu'on pouvait dire, il l'avait dit !... Toutes les objections imaginables, il les avait faites !... Il s'était retranché derrière cette injonction si formelle de ne point aller au château qui avait été distinctement entendue.
« Cette menace ne concerne que moi, s'était borné à lui répondre Nic Deck.
— Et s'il t'arrivait malheur, forestier, avait répondu le docteur Patak, est-ce que je m'en tirerais sans dommage ?
— Dommage ou non, vous avez promis de venir avec moi au château, et vous y viendrez, puisque j'y vais ! »
Comprenant que rien ne l'empêcherait de tenir sa promesse, les gens de Werst avaient donné raison au forestier sur ce point. Mieux valait que Nie Deck ne se hasardât pas seul en cette aventure. Aussi le très dépité docteur, sentant qu'il ne pouvait plus reculer, que c'eût été compromettre sa situation dans le village, qu'il se serait fait honnir après ses forfanteries accoutumées, se résigna, l'âme pleine d'épouvante. Il était bien décidé d'ailleurs à profiter du moindre obstacle de route qui se présenterait pour obliger son compagnon à revenir sur ses pas.
Nic Deck et le docteur Patak partirent donc, et maître Koltz, le magister Hermod, Frik, Jonas, leur firent la conduite jusqu'au tournant de la grande route, où ils s'arrêtèrent.
De cet endroit, maître Koltz braqua une dernière fois sa lunette — elle tic le quittait plus — dans la direction du burg. Aucune fumée ne se montrait à la cheminée du donjon, et il eût été facile de l'apercevoir sur un horizon très pur, par une belle matinée de printemps. Devait-on en conclure que les hôtes naturels ou surnaturels du château avaient déguerpi, en voyant que le forestier ne tenait pas compte de leurs menaces ? Quelques-uns le pensèrent, et c'était là une raison décisive pour mener l'affaire jusqu'à complète satisfaction.
On se serra la main, et Nic Deck, entraînant le docteur, disparut à l'angle du col.
Le jeune forestier était en tenue de tournée, casquette galonnée à large visière, veste à ceinturon avec le coutelas engainé, culotte bouffante, bottes ferrées, cartouchière aux reins, le long fusil sur l'épaule. il avait la réputation justifiée d'être un très habile tireur, et, comme, à défaut de revenants, on pouvait rencontrer de ces odeurs qui battent les frontières, ou, à défaut de rôdeurs, quelque ours mal intentionné, il n'était que prudent d'être en mesure de se défendre.
Quant au docteur, il avait cru devoir s'armer d'un vieux pistolet à pierre, qui ratait trois coups sur cinq. Il portait aussi une hachette que son compagnon lui avait remise pour le cas probable où il serait nécessaire de se frayer passage à travers les épais taillis du Plesa. Coiffé du large chapeau des campagnarde, boutonné sous son épaisse cape de voyage, il était chaussé de bottes à grosse ferrure, et ce n'est pas toutefois ce lourd attirail qui l'empêcherait de décamper, si l'occasion s'en présentait.
Nic Deck et lui s'étaient également munis de quelques provisions contenues dans leur bissac, afin de pouvoir au besoin prolonger l'exploration.
Après avoir dépassé le tournant de la route, Nic Deck et le docteur Patak marchèrent plusieurs centaines de pas le long du Nyad, en remontant sa rive droite. De suivre le chemin qui c
ircule à travers les ravins du massif, cela les eût trop écartés vers l'ouest. Il eût été plus avantageux de pouvoir continuer à côtoyer le lit du torrent, ce qui eût réduit la distance d'un tiers, car le Nyad prend sa source entre les replis du plateau d'Orgall. Mais, d'abord praticable, la berge, profondément ravinée et barrée de hautes roches, n'aurait plus livré passage, mérite à des piétons. Il y avait dès l'ors nécessité de couper obliquement vers la gauche, quitte à revenir sur le château, lorsqu'ils auraient franchi la zone inférieure des forêts du Plesa.
C'était, d'ailleurs, le seul côté par lequel le burg fût abordable. Au temps où il était habité par le comte Rodolphe de Gortz, la communication entre le village de Werst, le col de Vulkan et la vallée de la Sil valaque se faisait par une étroite percée qui avait été ouverte en suivant cette direction. Mais, livrée depuis vingt ans aux envahissements de la végétation, obstruée par l'inextricable fouillis des broussailles, c'est en vain qu'on y eût cherché la trace d'une sente ou d'une tortillère.
Au moment d'abandonner le lit profondément encaissé du Nyad, que remplissait une eau mugissante, Nic Deck s'arrêta afin de s'orienter. Le château n'était déjà plus visible. Il ne le redeviendrait qu'au-delà du rideau des forêts qui s'étageaient sur les basses petites de la montagne, — disposition commune à tout le système orographique des Carpathes. L'orientation devait donc être difficile à déterminer, faute de repères. On ne pouvait l'établir que par la position du soleil, dont les rayons affleuraient alors les lointaines crêtes vers le sud-est.
« Tu le vois, forestier, dit le docteur, tu le vois !... il n'y a pas même de chemin... ou plutôt, il n'y en a plus !
— Il y en aura, répondit Nic Deck.
— C'est facile à dire, Nic...
— Et facile à faire, Patak.
— Ainsi, tu es toujours décidé ?... »
Le forestier se contenta de répondre par un signe affirmatif' et prit route à travers lés arbres.
A ce moment, le docteur éprouva une fière envie de rebrousser chemin ; mais son compagnon, qui venait de se retourner, lui jeta un regard si résolu que le poltron ne jugea pas à propos de rester en arrière.