Cinq Semaines En Ballon Page 9
Aussi, dans les marches, regne-t-il une agitation perpetuelle, un brouhaha sans nom, compose du cri des porteurs metis, du son des tambours et des cornets, des hennissements des mules, du braiement des anes, du chant des femmes, piaillement des enfants, et des coups de rotin du Jemadar [Chef de la caravane], qui bat la mesure dans cette symphonie pastorale.
La s'etalent sans ordre, et meme avec un desordre charmant, les etoffes voyantes, les rassades, les ivoires, les dents de rhinoceros, les dents de requins, le miel, le tabac, le coton; la se pratiquent les marches les plus etranges, ou chaque objet n'a de valeur que par les desirs qu'il excite.
Tout d'un coup, cette agitation, ce mouvement, ce bruit tomba subitement. Le Victoria venait d'apparaetre dans les airs; il planait majestueusement et descendait peu a peu, sans s'ecarter de la verticale. Hommes, femmes, enfants, esclaves, marchands, Arabes et negres, tout disparut et se glissa dans les " tembes " et sous les huttes.
" Mon cher Samuel, dit Kennedy, si nous continuons a produire de pareils effets, nous aurons de la peine a etablir des relations commerciales avec ces gens-la.
—Il y aurait cependant, dit Joe, une operation commerciale d'une grande simplicite a faire. Ce serait de descendre tranquillement et d'emporter les marchandises les plus precieuses, sans nous preoccuper des marchands. On s'enrichirait.
—Bon! repliqua le docteur, ces indigenes ont eu peur au premier moment. Mais ils ne tarderont pas a revenir par superstition ou par curiosite.
—Vous croyez, mon maetre?
—Nous verrons bien; mais il sera prudent de ne point trop les approcher, le Victoria n'est pas un ballon blinde ni cuirasse; il n'est donc a l'abri ni d'une balle, ni d'une fleche.
—Comptes-tu donc, mon cher Samuel, entrer en pourparlers avec ces Africains?
—Si cela se peut, pourquoi pas? repondit le docteur; il doit se trouver a Kazeh des marchands arabes plus instruits, moins sauvages. Je me rappelle que MM. Burton et Speke n'eurent qu'a se louer de l'hospitalite des habitants de la ville. Ainsi, nous pouvons tenter l'aventure.
Le Victoria, s'etant insensiblement rapproche de terre, accrocha l'une de ses ancres au sommet d'un arbre pres de la place du marche. Toute la population reparaissait en ce moment hors de ses trous; les tetes sortaient avec circonspection. Plusieurs " Waganga, " reconnaissables a leurs insignes de coquillages coniques, s'avancerent hardiment; c'etaient les sorciers de l'endroit. Ils portaient a leur ceinture de petites gourdes noires enduites de graisse, et divers objets de magie, d'une malproprete d'ailleurs toute doctorale.
Peu a peu, la foule se fit a leurs cotes, les femmes et les enfants les entourerent, les tambours rivaliserent de fracas, les mains se choquerent et furent tendues vers le ciel.
C'est leur maniere de supplier, dit le docteur Fergusson si je ne me trompe, nous allons etre appeles a jouer un grand role.
—Eh bien! Monsieur, jouez-le.
—Toi-meme, mon brave Joe, tu vas peut-etre devenir un dieu.
—Eh! Monsieur, cela ne m'inquiete guere, et l'encens ne me deplait pas. "
En ce moment, un des sorciers, un " Myanga " fit un geste, et toute cette clameur s'eteignit dans un profond silence. Il adressa quelques paroles aux voyageurs, mais dans une langue inconnue.
Le docteur Fergusson, n'ayant pas compris, lanca a tout hasard quelques mots d'arabe, et il lui fut immediatement repondu dans cette langue.
L'orateur se livra a une abondante harangue, tres fleurie, tres ecoutee; le docteur ne tarda pas a reconnaetre que le Victoria etait tout bonnement pris pour la Lune en personne, et que cette aimable deesse avait daigne s'approcher de la ville avec ses trois Fils, honneur qui ne serait jamais oublie dans cette terre aimee du Soleil. Le docteur repondit avec une grande dignite que la Lune faisait tous les mille ans sa tournee departementale, eprouvant le besoin de se montrer de plus pres a ses adorateurs; il les priait donc de ne pas se gener et d'abuser de sa divine presence pour faire connaetre leurs besoins et leurs veux.
Le sorcier repondit a son tour que le sultan, le " Mwani, " malade depuis de longues annees, reclamait les secours du ciel, et il invitait les fils de la Lune a se rendre aupres de lui.
Le docteur fit part de l'invitation a ses compagnons.
" Et tu vas te rendre aupres de ce roi negre dit le chasseur.
—Sans doute. Ces gens-la me paraissent bien disposes; l'atmosphere est calme; il n'y a pas un souffle de vent! Nous n'avons rien a craindre pour le Victoria.
—Mais que feras-tu?
Sois tranquille, mon cher Dick; avec un peu de medecine je m'en tirerai. "
Puis, s'adressant a la foule:
" La Lune, prenant en pitie le souverain cher aux enfants de l'Unyamwezy, nous a confie le soin de sa guerison. Qu'il se prepare a nous recevoir! "
Les clameurs, les chants, les demonstrations redoublerent, et toute cette vaste fourmiliere de tetes noires se remit en mouvement.
Maintenant, mes amis, dit le docteur Fergusson, il faut tout prevoir nous pouvons, a un moment donne, etre forces de repartir rapidement. Dick restera donc dans la nacelle, et, au moyen du chalumeau, il main-tiendra une force ascensionnelle suffisante. L'ancre est solidement assujettie; il n'y a rien a craindre. Je vais descendre a terre. Joe m'accompagnera; seulement il restera au pied de l'echelle.
—Comment! tu iras seul chez ce moricaud? dit Kennedy.
—Comment! monsieur Samuel, s'ecria Joe, vous ne voulez pas que je vous suive jusqu'au bout!
—Non; j'irai seul; ces braves gens se figurent que leur grande deesse la Lune est venue leur rendre visite, je suis protege par la superstition; ainsi, n'ayez aucune crainte, et restez chacun au poste que je vous assigne.
—Puisque tu le veux, repondit le chasseur.
—Veille a la dilatation du gaz.
—C'est convenu. "
Les cris des indigenes redoublaient; ils reclamaient energiquement l'intervention celeste.
" Voila! voila! fit Joe. Je les trouve un peu imperieux envers leur bonne Lune et ses divins Fils. "
Le docteur, muni de sa pharmacie de voyage, descendit a terre, precede de Joe. Celui-ci grave et digne comme il convenait, s'assit au pied de l'echelle, les jambes croisees sous lui a la facon arabe, et une partie de la foule l'entoura d'un cercle respectueux.
Pendant ce temps, le docteur Fergusson, conduit au son des instruments, escorte par des pyrrhiques religieuses, s'avanca lentement vers le " tembe royal, " situe assez loin hors de la ville; il etait environ trois heures, et le soleil resplendissait; il ne pouvait faire moins pour la circonstance
Le docteur marchait avec dignite; les " Waganga " l'entouraient et contenaient la foule. Fergusson fut bientot rejoint par le fils naturel du sultan, jeune garcon assez bien tourne, qui, suivant la coutume du pays, etait le seul heritier des biens paternels, a l'exclusion des enfants legitimes; il se prosterna devant le Fils de la Lune; celui-ci le releva d'un geste gracieux.
Trois quarts d'heure apres, par des sentiers ombreux, au milieu de tout le luxe d'une vegetation tropicale, cette procession enthousiasmee arriva au palais du sultan, sorte d'edifice carre, appele Ititenya, et situe au versant d'une colline. Une espece de verandah, formee par le toit de chaume, regnait a l'exterieur, appuyee sur des poteaux de bois qui avaient la pretention d'etre sculptes. De longues lignes d'argile rougeatre ornaient les murs, cherchant a reproduire des figures d'hommes et de serpents, ceux-ci naturellement mieux reussis que ceux-la. La toiture de cette habitation ne reposait pas immediatement sur les murailles, et l'air pouvait y circuler librement; d'ailleurs, pas de fenetres, et a peine une porte.
Le docteur Fergusson fut recu avec de grands honneurs par les gardes et les favoris, des hommes de belle race, des Wanyamwezi, type pur des populations de l'Afrique centrale, forts et robustes, bien faits et bien portants. Leurs cheveux divises en un grand nombre de petites tresses retombaient sur leurs epaules; au moyen d'incisions noire. ou bleues, ils zebraient leurs joues depuis les tempes jusqu'a la bouche. Leurs oreilles, affreusement distendues, supportaient des disques en bois et des plaques de gomme copal; i
ls etaient vetus de toiles brillamment peintes; les soldats, armes de la sagaie, de l'arc, de la fleche barbelee et empoisonnee du suc de l'euphorbe, du coutelas, du " sime ", long sabre a dents de scie, et de petites haches d'armes.
Le docteur penetra dans le palais. La, en depit de la maladie du sultan, le vacarme deja terrible redoubla a son arrivee. Il remarqua au linteau de la porte des queues de lievre, des crinieres de zebre, suspendues en maniere de talisman. Il fut recu par la troupe des femmes de Sa Majeste, aux accords harmonieux de " l'upatu ", de cymbale faite avec le fond d'un pot de cuivre, et; au fracas du " kilindo ", tambour de cinq pieds de haut creuse dans un tronc d'arbre, et contre lequel deux virtuoses s'escrimaient a coups de poing.
La plupart de ces femmes paraissaient fort jolies, et fumaient en riant le tabac et le thang dans de grandes pipes noires; elles semblaient bien faites sous leur longue robe drapee avec grace, et portaient le " kilt " en fibres de calebasse, fixe autour de leur ceinture.
Six d'entre elles n'etaient pas les moins gaies de la bande, quoique placees a l'ecart et reservees a un cruel supplice. A la mort du sultan, elles devaient etre enterrees vivantes aupres de lui, pour le distraire pendant l'eternelle solitude.
Le docteur Fergusson, apres avoir embrasse tout cet ensemble d'un coup d'eil, s'avanca jusqu'au lit de bois du souverain. Il vit la un homme d'une quarantaine d'annees, parfaitement abruti par les orgies de toutes sortes et dont il n'y avait rien a faire. Cette maladie, qui se prolongeait depuis des annees, n'etait qu'une ivresse perpetuelle. Ce royal ivrogne avait a peu pres perdu connaissance, et tout l'ammoniaque du monde ne l'aurait pas remis sur pied
Les favoris et les femmes, flechissant le genou, se courbaient pendant cette visite solennelle. Au moyen de quelques gouttes d'un violent cordial, le docteur ranima un instant ce corps abruti; le sultan fit un mouvement, et, pour un cadavre qui ne donnait plus signe d'existence depuis quelques heures, ce symptome fut accueilli par un redoublement de cris en l'honneur du medecin.
Celui-ci, qui en avait assez, ecarta par un mouvement rapide ses adorateurs trop demonstratifs et sortit du palais. Il se dirigea vers le Victoria. Il etait six heures du soir.
Joe, pendant son absence, attendait tranquillement au bas de l'echelle; la foule lui rendait les plus grands devoirs. En veritable Fils de la Lune, il se laissait faire. Pour une divinite, il avait l'air d'un assez brave homme, pas fier, familier meme avec les jeunes Africaines, qui ne se lassaient pas de le contempler. Il leur tenait d'ailleurs d'aimables discours.
" Adorez, Mesdemoiselles, adorez, leur disait-il; je suis un bon diable, quoique fils de deesse! "
On lui presenta les dons propitiatoires, ordinairement deposes dans les " mzimu " ou huttes-fetiches. Cela consistait en epis d'orge et en " pombe. " Joe se crut oblige de gouter a cette espece de biere forte; mais son palais, quoique fait au gin et au wiskey, ne put en supporter la violence. Il fit une affreuse grimace, que l'assistance prit pour un sourire aimable.
Et puis les jeunes filles, confondant leurs voix dans une melopee traenante, executerent une danse grave autour de lui.
" Ah! vous dansez, dit-il, eh bien! je ne serai pas en reste avec vous, et je vais vous montrer une danse de mon pays "
Et il entama une gigue etourdissante, se contournant, se detirant, se dejetant, dansant des pieds, dansant des genoux, dansant des mains, se developpant en contorsions extravagantes, en poses incroyables, en grimaces impossibles, donnant ainsi a ces populations une etrange idee de la maniere dont les dieux dansent dans la Lune.
Or, tous ces Africains, imitateurs comme des singes, eurent bientot fait de reproduire ses manieres, ses gambades, ses tremoussements; ils ne perdaient pas un geste, ils n'oubliaient pas une attitude; ce fut alors un tohubohu, un remuement, une agitation dont il est difficile de donner une idee, meme faible. Au plus beau de la fete, Joe apercut le docteur.
Celui-ci revenait en toute hate, au milieu d'une foule hurlante et desordonnee. Les sorciers et les chefs semblaient fort animes On entourait le docteur; on le pressait, on le menacait.
Etrange revirement! Que s'etait-il passe? Le sultan avait-il maladroitement succombe entre les mains de son medecin celeste?
Kennedy, de son poste, vit le danger sans en comprendre la cause. Le ballon, fortement sollicite par la dilatation du gaz, tendait sa corde de retenue, impatient de s'elever dans les airs.
Le docteur parvint au pied de l'echelle. Une crainte superstitieuse retenait encore la foule et l'empechait de se porter a des violences contre sa personne; il gravit rapidement les echelons, et Joe le suivit avec agilite.
" Pas un instant a perdre, lui dit son maetre. Ne cherche pas a decrocher l'ancre! Nous couperons la corde! Suis-moi!
—Mais qu'y a-t-il donc? demanda Joe en escaladant la nacelle.
—Qu'est-il arrive? fit Kennedy, sa carabine a la main.
—Regardez, repondit le docteur en montrant l'horizon.
—Eh bien! demanda le chasseur.
—Eh bien! la lune! "
La lune, en effet, se levait rouge et splendide, un globe de feu sur un fond d'azur. C'etait bien elle! Elle et le Victoria!
Ou il y avait deux lunes, ou les etrangers n'etaient que des imposteurs, des intrigants, des faux dieux!
Telles avaient ete les reflexions naturelles de la foule. De la le revirement.
Joe ne put retenir un immense eclat de rire. La population de Kazeh, comprenant que sa proie lui echappait, poussa des hurlements prolonges; des arcs, des mousquets furent diriges vers le ballon.
Mais un des sorciers fit un signe. Les armes s'abaisserent; il grimpa dans l'arbre, avec l'intention de saisir la corde de l'ancre, et d'amener la machine a terre.
Joe s'elanca une hachette a la main.
" Faut-il couper? dit-il.
—Attends, repondit le docteur.
—Mais ce negre!...
—Nous pourrons peut-etre sauver notre ancre, et j'y tiens Il sera toujours temps de couper. "
Le sorcier, arrive dans l'arbre, fit si bien qu'en rompant les branches il parvint a decrocher l'ancre; celle-ci, violemment attiree par l'aerostat, attrapa le sorcier entre les jambes, et celui-ci, a cheval sur cet hippogriffe inattendu, partit pour les regions de l'air.
La stupeur de la foule fut immense de voir l'un de ses Waganga s'elancer dans l'espace.
" Hurrah! s'ecria Joe pendant que le Victoria, grace a sa puissance ascensionnelle, montait avec une grande rapidite.
—Il se tient bien, dit Kennedy; un petit voyage ne lui fera pas de mal.
—Est-ce que nous allons lacher ce negre tout d'un coup? demanda Joe.
—Fi donc! repliqua le docteur! nous le replacerons tranquillement a terre, et je crois qu'apres une telle aventure, son pouvoir de magicien s'accroetra singulierement dans l'esprit de ses contemporains.
—Ils sont capables d'en faire un dieu, " s'ecria Joe.
Le Victoria etait parvenu a une hauteur de mille pieds environ. Le negre se cramponnait a la corde avec une energie terrible. Il se taisait, ses yeux demeuraient fixes. Sa terreur se melait d'etonnement. Un leger vent d'ouest poussait le ballon au-dela de la ville.
Une demi-heure plus tard, le docteur, voyant le pays desert, modera la flamme du chalumeau, et se rapprocha de terre. A vingt pieds du sol, le negre prit rapidement son parti; il s'elanca, tomba sur les jambes, et se mit a fuir vers Kazeh, tandis que, subitement deleste, le Victoria remontait dans les airs.
CHAPITRE XVI
Symptomes d'orage.—Le pays de la Lune.—L'avenir du continent africain.—La machine de la derniere heure.—Vue du pays au soleil couchant—Flore et Faune.—L'orage.—La zone de feu.—Le ciel etoile.
" Voila ce que c'est, dit Joe, de faire les Fils de la Lune sans sa permission! Ce satellite a failli nous jouer la un vilain tour! Est-ce que, par hasard, mon maetre, vous auriez compromis sa reputation par votre medecine?
—Au fait, dit le chasseur, qu'etait ce sultan de Kazzeb?
—Un vieil ivrogne a demi-mort, repondit le docteur et dont la perte ne se fera pas trop vivement sentir. Mais la mor
ale de ceci, c'est que les honneurs sont ephemeres, et il ne faut pas trop y prendre gout.
—Tant pis, repliqua Joe. Cela m'allait! Etre adore! faire le dieu a sa fantaisie! Mais que voulez-vous! la Lune s'est montree, et toute rouge, ce qui prouve bien qu'elle etait fachee! "
Pendant ces discours et autres, dans lesquels Joe examina l'astre des nuits a un point de vue entierement nouveau le ciel se chargeait de gros nuages vers le nord, de ces nuages sinistres et pesants. Un vent assez vif, ramasse a trois cents pieds du sol, poussait le Victoria vers le nord-nord-est. Au-dessus de lui, la voute azuree etait pure, mais on la sentait lourde.
Les voyageurs se trouverent, vers huit heures du soir, par 32 degrees 40' de longitude et 4 degrees 17' de latitude; les courants atmospheriques, sous l'influence d'un orage prochain, les poussaient avec une vitesse de trente cinq milles a l'heure. Sous leurs pieds passaient rapidement les plaines ondulees et fertiles de Mtuto Le spectacle en etait admirable, et fut admire.
" Nous sommes en plein pays de la Lune, dit le docteur Fergusson, car il a conserve ce nom que lui donna l'antiquite, sans doute parce que la lune y fut adoree de tout temps. C'est vraiment une contree magnifique, et l'on rencontrerait difficilement une vegetation plus belle.
—Si on la trouvait autour de Londres, ce ne serait pas naturel, repondit Joe; mais ce serait fort agreable! Pourquoi ces belles choses-la sont-elle reservees a des pays aussi barbares?
—Et sait-on, repliqua le docteur, si quelque jour cette contree ne deviendra pas le centre de la civilisation? Les peuples de l'avenir s'y porteront peut-etre, quand les regions de l'Europe se seront epuisees a nourrir leurs habitants.
—Tu crois cela? fit Kennedy.
—Sans doute, mon cher Dick. Vois la marche des evenements; considere les migrations successives des peuples, et tu arriveras a la meme conclusion que moi. L'Asie est la premiere nourrice du monde, n'est-il pas vrai? Pendant quatre mille ans peut-etre, elle travaille, elle est fecondee, elle produit, et puis quand les pierres ont pousse la ou poussaient les moissons dorees d'Homere, ses enfants abandonnent son sein epuise et fletri. Tu les vois alors se jeter sur l'Europe, jeune et puissante, qui les nourrit depuis deux mille ans. Mais deja sa fertilite se perd; ses facultes productrices diminuent chaque jour; ces maladies nouvelles dont sont frappes chaque annee les produits de la terre, ces fausses recoltes, ces insuffisantes ressources, tout cela est le signe certain d'une vitalite qui s'altere, d'un epuisement prochain. Aussi voyons-nous deja les peuples se precipiter aux nourrissantes mamelles de l'Amerique, comme a une source non pas inepuisable, mais encore inepuisee. A son tour, ce nouveau continent se fera vieux, ses forets vierges tomberont sous la hache de l'industrie; son sol s'affaiblira pour avoir trop produit ce qu'on lui aura trop demande; la ou deux moissons s'epanouissaient chaque annee, a peine une sortira-t-elle de ces terrains a bout de forces. Alors l'Afrique offrira aux races nouvelles les tresors accumules depuis des siecles dans son sein. Ces climats fatals aux etrangers s'epureront par les assolements et les drainages; ces eaux eparses se reuniront dans un lit commun pour former une artere navigable. Et ce pays sur lequel nous planons, plus fertile, plus riche, plus vital que les autres, deviendra quelque grand royaume, ou se produiront des decouvertes plus etonnantes encore que la vapeur et l'electricite.